L'abbatiale de la Trinité comporte 415 chapiteaux répartis dans les parties basses et hautes, de la crypte à l'abside et jusqu'aux coursières de la nef et du transept, qui reflètent avec brio le talent des ymagiers sur une période de plus de soixante ans, de la seconde moitié du 11e siècle à la fin du premier tiers du 12e siècle.
Dans son ouvrage sur la Trinité de Caen, paru en 1979, l'historienne de l'art médiéval Maylis Baylé (1942-2017) consacre un chapitre au décor sculpté de l'église abbatiale où elle procède à l'analyse stylistique de tous les chapiteaux, établit les filiations artistiques et les influences de "l'atelier de la Trinité" - où s'affirme "pour la première fois le géométrisme propre à la Normandie" dans la seconde moitié du 11e siècle, période à laquelle elle avait consacré son doctorat de troisième cycle en 1988 (Les origines et les premiers développements de la sculpture romane en Normandie du 10e au début du 12e siècle) -, en leur donnant un cadre chronologique à l'appui d'une analyse archéologique de l'édifice et de son décor, à partir de la documentation constituée par l'architecte Victor Ruprich-Robert. Sur la base de critères typo-chronologiques et d'implantation ont été formalisés sur la base du catalogue dressé par Maylis Baylé les cinq dossiers d'inventaire qui synthétisent les recherches les recherches de l'historienne. Ceux-ci en reprennent la numérotation (lettres majuscules ou minuscules suivies d'un chiffre) reportée sur les plans-repères (plans préexistants établis par Victor Ruprich-Robert et Eugène Chauliat), joints à l'iconographie, et permettent de progresser dans l'édifice par niveaux (1er niveau et niveau des fenêtres), d'ouest en est :
-ensemble de 73 chapiteaux de la nef (N), de la croisée du transept (CT) et des absidioles (a) (4e quart 11e siècle),
-ensemble de 266 chapiteaux des coursières de la nef (NH), du transept (TH) et de l'arcature aveugle du transept (t) (2e quart 12e siècle),
-ensemble de 30 chapiteaux du chœur (C) (4e quart 11e siècle),
-ensemble de 12 chapiteaux de l'abside (A) (1ère moitié 12e siècle),
-ensemble de 34 chapiteaux de la crypte (CR) (4e quart 11e siècle).
Les dossiers sont illustrés de photographies résultant d'une sélection de chapiteaux selon leur intérêt et leur degré d'authenticité. Figurent quelques exemples créés dans la seconde moitié du 19e siècle.
Au sein du corpus prédominent le chapiteau à volutes d'angle, répandu en Normandie dans les années 1050-1080, et celui à godrons, apparu plus tardivement fin 11e siècle). A partir de 1080, la recherche de rigueur engendre une stylisation des formes, particulièrement visible dans les chapiteaux à masques de l'abbatiale et de Cerisy-la-Forêt. Au siècle suivant, c'est plutôt une recherche décorative qui bouleverse la structure initiale de l'épannelage à godrons et qui affirme, avec le développement des motifs géométriques, un style roman singulier. Cette grammaire décorative se retrouve sur des édifices, antérieurs, contemporains ou postérieurs à l'abbatiale de la Trinité, de la région et d'outre-Manche, voire d'autres régions d'Europe (Flandres, Italie) : Bernay, crypte de Bayeux, Thaon, cathédrale de Rouen, Sainte-Paix de Caen, travées occidentales de Saint-Étienne et de Saint-Nicolas de Caen, Evrecy, Lonlay, Notre-Dame de Guibray de Falaise, Cerisy, crypte de Canterbury, Reading, Stogursey, Durham, York et Gloucester pour n'en citer que quelques-uns. La conquête de l'Angleterre par Guillaume, facteur de développement des échanges culturels et artistiques des deux côtés de la Manche, a fortement contribué à l'émergence d'un style roman normand que les chapiteaux de l'abbatiale révèlent dans toute sa diversité et son originalité. Puisant à des sources multiples, ces œuvres montrent une qualité de sculpture et une inventivité parfois expérimentale qui a fait école et influé sur les développements ultérieurs d'un style spécifique au monde anglo-normand.
L'analyse archéologique que Maylis Baylé a fait du décor porté de l'abbatiale a permis d'interroger l'authenticité de ses sculptures et de les inscrire dans une filiation artistique, d'en dégager les différentes typologies pour les rattacher aux grandes tendances de l'art normand. Par comparaison avec les chapiteaux d'autres édifices anglo-normands - notamment ceux de l'ancienne chapelle Sainte-Paix de Caen -, Maylis Baylé en a proposé une chronologie relative qui a permis d'affiner l'étude architecturale de l'abbatiale.
L'ensemble des éléments qui composent le décor porté de l'abbatiale de la Trinité a été malmené à la veille de la Révolution puis à deux reprises au cours du 19e siècle (1825-1837, 1854-1868) qui a marqué l'édifice par l'interventionnisme souvent jugé excessif de ses architectes, Emile Guy et Victor Ruprich-Robert. Les documents graphiques antérieurs à 1860 - en particulier les dessins et gravures de John Sell Cotman, de Godefroy I Engelmann, de Théodore de Jolimont ou d'A. W. N. Pugin - puis les photographies - telles celles de Séraphin-Médéric Mieusement - témoignent de ces excès jusque dans le décor des chapiteaux plus ou moins fortement repris, Maylis Baylé le jugeant "partiellement dégradé". A cet égard, il faut rappeler l'activité, à mieux documenter et circonscrire, de Joseph Douin (1825-1901) qui a tout ou partiellement retaillé plusieurs chapiteaux intérieurs sur les dessins supposés de Victor Ruprich-Robert. Le sculpteur n'évoque pas cet aspect de son intervention à la Trinité - il indique seulement avoir réalisé les bénitiers et les fonts baptismaux - dans sa monographie consacrée à l'édifice parue dans La Normandie archéologique en 1886. A noter qu'il relève la présence de vestiges de polychromie ancienne "dans les parties fouillées des moulures et des chapiteaux du triforium de la nef et des transepts" moins exposés aux dénaturations, traces qui ont aujourd'hui complètement disparues. La Médiathèque du patrimoine et de la photographie conserve plusieurs planches de chapiteaux à créer dont l'une, datée du 9 juin 1861, concerne l'intérieur de l'édifice. Quelques éléments du décor porté originel ont été déposés par la Société des Antiquaires de Normandie et sont actuellement en dépôt au Musée de Normandie ; Maylis Baylé rappelle que les premiers chapiteaux déposés, lors des travaux d'Emile Guy, sont entrés au Musée de la vénérable société vers 1827-1828. Plusieurs pièces de ce dépôt lapidaire - des chapiteaux et une base de colonne - sont exposées depuis 2005 dans les anciens bâtiments conventuels de l'abbaye de la Trinité. La localisation exacte de ces éléments de décor dans l'édifice n'est pas toujours connue et les circonstances de leur dépose ne sont pas précisément documentées. A partir du catalogue des chapiteaux établi par Maylis Baylé, on est en mesure de dresser le nombre de chapiteaux créés, parfois d'après des modèles anciens déposés par la Société des Antiquaires de Normandie, à l'intérieur de l'édifice sous la direction de Victor Ruprich-Robert : 161 sur un total de 415. Les absidioles sont les seuls espaces dépourvus de chapiteaux du 19e siècle, la crypte ne possédant qu'un seul chapiteau postérieur à l'époque médiévale. Une forte proportion de ces créations se trouve dans les parties hautes de l'édifice (131). Les chapiteaux anciens restés en place ont tous été plus ou moins retouchés, grattés, retaillés ou pourvus d'incrustations "modernes" pour en harmoniser les surfaces. Ils portent la marque de Victor Ruprich-Robert et de son approche de la restauration soucieuse de conserver in situ le plus grand nombre d'œuvres originales, fut-ce au prix de leur authenticité.
Chercheuse à l'inventaire général du patrimoine culturel de Basse-Normandie puis de Normandie depuis 2013 : architecture civile et religieuse, patrimoine rural, objets mobiliers civils et religieux étudiés dans le cadre d'inventaires topographiques et ponctuels. Suivi scientifique de l'étude du patrimoine bâti du Parc naturel régional du Perche.