En juin 1940, le général Rommel décida, pour s’emparer de Rouen, de procéder à une manœuvre tactique : il ordonna à son second, Hoth, de bombarder la ville depuis la rive droite de la Seine, tandis que lui-même gagna la région d’Elbeuf, de façon à prendre le contrôle des ponts et à s’emparer ainsi de l’agglomération rouennaise à revers, en empruntant la route d’Orival et la forêt du Rouvray.
Devant l’avancée allemande, qu’il n’était plus capable de contenir, le commandement français avait fait placer des charges explosives sur tous les ponts de la Seine, de Vernon au Havre, avec l’instruction de les mettre à feu pour retarder l’ennemi. Dans la nuit du 8 au 9 juin 1940, Rommel arriva à Saint-Aubin. C’est alors que le génie français exécuta le plan arrêté. Il fit sauter les deux ponts reliant Elbeuf à Saint-Aubin, d’abord le pont de Fer, où passait le train dans le prolongement de la rue Jean Jaurès, puis, en aval, le pont suspendu Guynemer. Peu après, les ponts d’Orival et d’Oissel subirent le même sort. Rommel dut remonter le cours du fleuve pour trouver un passage satisfaisant ses besoins.
Le 8 juin au soir, des avions allemands lancèrent une attaque sur Elbeuf : ils détruisirent la gare routière de la ville, située au sud et provoquèrent la mort de sept habitants. Dans le même temps, les artilleurs débutèrent un pilonnage en règle de la cité, depuis la rive droite de la Seine. Les autorités militaires décidèrent alors d’évacuer la commune. Un important incendie en ravagea tout le cœur, dans un secteur localisé autour de la place du Calvaire et de la rue de la Barrière (actuelle rue des Martyrs).
Du 14 au 22 juin 1940, le centre d’Elbeuf fut à nouveau le théâtre d’un gigantesque incendie, déclenché par des bombardements. Il brûla durant huit jours entiers. La ville, où demeurait encore un millier de personnes, fut alors livrée aux troubles. Ce climat d’insécurité prit fin avec la signature de l’armistice, le 22 juin 1940. L’ordre revint progressivement à Elbeuf. Les Allemands établirent leur Kommandatur à l’Hôtel de Ville et débutèrent l’occupation. Le 28 septembre 1940, un arrêté du préfet de la Seine-Inférieure classa Elbeuf dans la catégorie des communes sinistrées du département. La ville avait souffert d’importants dégâts : sa gare routière avait volé en éclats, ainsi que ses deux ponts, mais les dommages les plus conséquents concernaient le centre-ville, totalement ravagé. Des immeubles en ruines menaçaient de s’y effondrer, tandis que des matériaux de construction et des briques y jonchaient le sol, rendant toute circulation impossible sur la voie publique. Une carte topographique, dressée par l’ingénieur Vauquelin en 1942, met en évidence le quartier sinistré : la rue de la Barrière formait le centre de la zone détruite, qui s’étendait sur un périmètre délimité, au nord, par la rue Jean Gaument, au sud, par la rue Camille Randoing, à l’ouest, par les rues Charles Mouchel et Charles Muller et à l’est, par les rues Jean Jaurès et du Neubourg. A ces destructions vinrent bientôt s’ajouter celles de 1944, lors des combats pour la libération d’Elbeuf.
Du 7 au 30 mai 1944, les Alliés bombardèrent à leur tour les ponts d’Elbeuf et d’Orival. Les Américains de la division Patton pénétrèrent dans Saint-Pierre en longeant la Seine, tandis que les Canadiens du maréchal Montgomery arrivèrent par le sud et par l’ouest, à travers les bois bordant Caudebec, Elbeuf, Orival et La Londe. Lors de ces affrontements, un autre secteur d’Elbeuf fut touché : les quais et le nord de la cité. En 1946, la municipalité, aidée par la Société Techna,
appointée par le ministère de la Reconstruction pour calculer les subventions relatives aux travaux d’adduction d’eau et d’assainissement dont pourrait bénéficier la ville, dénombra les immeubles sinistrés. Sur les 2512 bâtiments du parc immobilier elbeuvien recensés en 1936, 658 avaient été endommagés à des degrés divers et 221 complètement détruits en juin 1940. A ce décompte étaient venus s’ajouter les 401 immeubles disparus ou abimés dans les événements de 1944. Il en ressortait que le pourcentage global d’immeubles sinistrés au lendemain de la guerre atteignait les 25,5 %. Les destructions s’étendaient sur plus de 9 hectares, essentiellement en centre-ville. En 1954, le Ministère de la Reconstruction publia de nouveaux chiffres sur Elbeuf, tout aussi alarmants : 830 logements avaient été détruits dans le conflit, soit une surface de 100 000 m2 ; les industries frappées représentaient 61 000 m2 et les édifices publics 5000 m2. Si la situation était aussi grave, c’est sans doute parce que l’épine dorsale de tout le système, ainsi que le maire d’Elbeuf, Joseph Perret, aimait à qualifier la rue de la Barrière, avait été touchée. Elle constituait la zone commerciale d’Elbeuf la plus vivante et le véritable cœur de toute la vie urbaine.
Les commerçants n’étaient pourtant pas les seules victimes car de nombreuses propriétés communales avaient subi des dégâts et deux bâtiments publics, le ciné-théâtre de la rue de la Barrière et le petit lycée Corneille, se trouvaient complètement en ruines. Les églises de la cité, Saint-Jean, Saint-Etienne et l’Immaculée Conception, souffraient de quelques avaries matérielles et deux usines textiles, les établissements Fraenckel-Herzog et la maison Gasse et Canthelou, avaient été la proie des flammes (surtout la seconde, très durement atteinte, alors que la première n’y avait perdu que quelques ateliers).
La capitulation de la France plaça Elbeuf sous le joug allemand. L’occupant définit une priorité stratégique : rétablir la circulation dans une ville où les débris éparpillés sur les rues et les trottoirs entravaient le passage. Dès la fin des hostilités, les opérations portèrent donc essentiellement sur le déblaiement et le dégagement des axes de communication. Ce travail s’effectua sous la direction du service de la Défense Passive, relayé par les Ponts et Chaussées, qui tentèrent également de retrouver des survivants dans les décombres. Le volume des déblais à retirer s’élevait à 120 000 m3 et concernait 10 hectares, pour un coût estimé à trois millions de francs. Cette dépense fut prise en charge par le régime de Vichy, qui, grâce à la loi du 22 août 1940, finançait l’intégralité des travaux de déblaiement et d’arasement dans les villes où l’importance des dommages immobiliers recommandait l’établissement d’un plan de reconstruction et d’aménagement. En échange, l’Etat devenait le propriétaire des matériaux récupérés (bois, tuiles, briques), que des services compétents triaient pour les recycler. A Elbeuf, les pouvoirs publics subventionnèrent le déblaiement de l’agglomération à hauteur de 480 000 francs, additionnés aux 250000 francs fournis par l’administration municipale. Dans l’immédiate après-guerre, la priorité fut donnée à la reconstitution de l’outil de production industrielle et énergétique, afin que reprenne le travail, ainsi qu’à l’hébergement des nombreux habitants dont les logements avaient été anéantis. 1500 personnes ne possédaient plus de domicile fixe à Elbeuf. Dans l’attente de la reconstruction de leurs immeubles, des baraquements provisoires (visibles sur les photographies d’époque) furent établis place Lecallier et dans le parc Saint-Cyr, pour les accueillir.
L’année 1947 marqua l’achèvement des travaux de déblaiement et de nivellement des sols. La reconstruction immobilière allait enfin pouvoir débuter. Elle constituait en effet une priorité à ne pas négliger, pour relancer la France sur la voie de sa croissance : il importe que le pays comprenne bien que l’urbanisme est une part essentielle de notre renaissance. Fondement premier de la restauration matérielle et morale, physique et spirituelle de nos villages et de nos villes, il doit répondre aux perspectives vastes que donne seul le souci de l’humain déclarait en 1945 Raoul Dautry, le ministre de la Reconstruction. Or, des projets allant dans ce sens étaient à l’étude, et ce depuis longtemps. Dès octobre 1940, deux architectes elbeuviens, Hébert et Laquerrière, contactés par l’administration vichyssoise pour prendre en charge la reconstruction d’Elbeuf, avaient établi, dans une courte-note, un plan d’alignement, de nivellement et d’extension de la commune sinistrée. Mais ils avaient finalement décliné l’offre, ne voulant pas que cette tâche concurrence les nombreux chantiers dont ils disposaient en ville, auprès d’une clientèle privée fortunée ou plus modeste. Le régime de Pétain fit donc appel à un autre urbaniste, nommé Roger Puget et originaire de Paris.
Dès février 1941, ce dernier fut chargé par le Commissariat Technique à la Reconstruction Immobilière (CTRI) de l’établissement du Projet de Reconstruction et d’Aménagement de la ville d’Elbeuf. En mars de la même année, Puget se rendit sur place avec un géomètre-expert, Vauquelin, pour établir des relevés topographiques de la cité, dont un plan détaillé au 1/2000e. Il reçut également l’assistance de l’érudit local Charles Brisson, qui dressa à son intention un volumineux rapport documentaire sur le climat, la géographie et l’histoire d’Elbeuf. En septembre 1942, Puget publia dans la revue Urbanisme un article sur son projet pour Elbeuf. A ses yeux, il s’agissait d’une ville dénuée de toute beauté, que seule sa prospérité industrielle avait préservée de ne devenir qu’une infime bourgade perdue dans le rayonnement de Rouen. Elle s’était développée, comme beaucoup de cités manufacturières du XIXe siècle, dans la plus complète anarchie et les maisons de briques noircies par la fumée y alternaient avec les hautes bâtisses revêches des usines ou les murs aveugles des dépôts. Tout aménagement futur ne pourrait donc se révéler que bénéfique. Selon Puget, Elbeuf ne devait plus tourner le dos à son fleuve, mais au contraire, jouir enfin de son environnement privilégié et tisser des liens étroits avec son agglomération. L’urbaniste proposait donc la fusion administrative d’Elbeuf avec ses communes limitrophes, Caudebec, Saint-Aubin et Orival. Il souhaitait également repenser le système de circulation et les équipements de la ville :
- une gare routière serait établie à proximité de la place du Calvaire - quelques rues seraient élargies et des déviations créées (notamment pour la RN 840), afin de fluidifier le trafic
- et le port d’Elbeuf serait déplacé vers Caudebec, pour dégager une voie sur berge, où les habitants pourraient se détendre et profiter de la vue sur la Seine.
Pour la transformation du cœur de la cité, Puget avait retenu le principe de quatre unités, dédiées chacune à une fonction précise de la vie urbaine :
- une place centrale, avec un centre culturel (musée, bibliothèque, cinéma-théâtre) comme lieu de sociabilité
- un centre commerçant autour de l’ancienne rue de la Barrière, élargie - un quartier administratif autour de l’Hôtel de Ville, doté
d’une annexe pour accueillir les nouveaux services de l’agglomération fusionnée - et enfin, un quartier de compensation, reporté à Saint-Aubin, de l’autre côté de la Seine, pour les activités industrielles.
Le plan de Puget montre que l’urbaniste concevait la ville comme un ensemble de fonctions différenciées, dont il fallait marquer spatialement l’organisation. Soumis à enquête publique, puis adopté le 14 août 1943 par le conseil municipal, le projet de Puget ne vit toutefois pas le jour, en raison de l’opposition qu’il rencontra auprès de la population sinistrée et des industriels elbeuviens. Ceux-ci émirent plusieurs griefs, notamment sur la place excessive réservée à des espaces libres et à des promenades, qui constituaient, selon eux, un luxe dont Elbeuf, cité à vocation essentiellement industrielle, pouvait se passer. Mais par dessus tout, les habitants partageaient le sentiment d’avoir été écarté des réflexions préalables, par un architecte de la capitale, travaillant depuis son cabinet parisien et méconnaissant son terrain. Les nouvelles destructions de 1944 rendirent le projet de Puget caduque. L’urbaniste se retira, devant les protestations de plus en plus énergiques des Elbeuviens.
Fin mai 1945, la municipalité décida donc de le remplacer par un autre architecte, François Herr, originaire de Rouen et plus attentif à la concertation. Ce dernier présenta le 30 octobre 1945 un avant-projet – qui constituait plutôt une refonte des propositions de Puget, purgées de leur caractère polémique et plus adaptées aux désirs des habitants. Le conseil municipal approuva cette mouture du plan de reconstruction et d’aménagement, avec toutefois quelques réserves.
Le rapport passa ensuite devant la commission départementale, puis fut soumis à une enquête publique, du 7 au 16 septembre 1946. Il reçut l’avis majoritairement favorable des sinistrés regroupés en association, puis fut représenté au conseil municipal et à la Chambre de Commerce et d’Industrie de la ville, qui émirent de nouvelles remarques. Après ce cheminement, il fut enfin envoyé devant le Comité National d’Urbanisme et le ministère de la Reconstruction, qui l’adopta officiellement par un arrêté du 30 avril 1947, avec quelques ultimes corrections.
François Herr avait travaillé sur trois quartiers : celui du Pont et de la rue Jean Jaurès, celui de la rue de la Barrière, durement touchée en juin 1940 et enfin, celui du nord de la cité. Il chercha surtout à faire œuvre de composition esthétique pour conférer à tous ces secteurs une homogénéité et un aspect harmonieux. Dans le quartier de la rue Jean Jaurès, il prescrivit de limiter les constructions neuves à deux étages et de réserver leur usage au commerce et à l’habitation, tout en dégageant l’espace nécessaire à la réalisation du futur pont et à sa rampe d’accès, qui devaient offrir une belle perspective.
Pour le quartier de la Barrière, Herr concentra ses efforts sur les deux îlots situés de part et d’autre de la rue des Martyrs, qui correspondaient à une entrée de ville, et qu’il souhaitait traiter avec une certaine prestance. Il décida de les munir de passages publics sous portiques et de façades symétriques à l’angle de la place du Calvaire, formant pavillons. Dans le reste de la rue des Martyrs, toutes les constructions seraient alignées sur la voie, comporteraient un minimum de deux étages et tendraient vers une uniformité de teintes et de matériaux. Dans le quartier nord, Herr avait prévu de faire construire deux nouvelles voies : l’une, prolongeant la rue Henry, viendrait doubler la route nationale 840, tandis que l’autre, plus touristique, longerait les berges du fleuve.
Le plan de Herr correspondait mieux aux vœux de la population elbeuvienne, car il réduisait les espaces libres qui lui avaient paru si contestables et permettait de reloger tous les sinistrés, et surtout les commerçants, en centre-ville. Une seule partie du projet de Herr reçut un accueil plus mitigé : l’aménagement de la RN 840 et de la voie sur berges car il risquait de provoquer le déplacement de nombreuses industries localisées dans ce secteur. Ces dernières déposèrent une réclamation, mais n’obtinrent pas gain de cause car la mairie d’Elbeuf avait donné son accord. Tout en conservant l’armature du projet de Puget, avec ses fonctions urbaines différenciées, Herr l’avait donc rendu acceptable aux yeux des Elbeuviens. La reconstruction immobilière pouvait ainsi débuter. Mais la destruction quasi totale du quartier central imposa la nécessité de procéder à un remembrement. Le parcellaire ancien, inadapté, dut être retravaillé. Il fallut redistribuer les terrains, en prenant comme unité de base l’îlot (et non plus la propriété). La zone à reconstruire fut donc divisée en 22 îlots de forme compacte et souvent rectangulaire, identifiés par une lettre. En remplacement de leurs biens anéantis, les sinistrés s’en virent proposer de nouveaux, de valeur équivalente. Les sommes qui leur furent versées au titre des dommages de guerre furent utilisées pour financer la reconstruction. Pour faciliter ces opérations, la propriété des biens fut transférée à l’Association Syndicale de Remembrement d’Elbeuf, fondée le 20 mai 1944 – à charge pour elle de les rétrocéder à leurs justes destinataires une fois les travaux achevés.
Le 18 février 1947, un arrêté du ministère de la Reconstruction porta délimitation du périmètre définitif de reconstruction d’Elbeuf. A compter de cet acte législatif, on entra dans la phase active de la reconstruction de la commune. L’administration centrale fit appel à divers architectes, qui se répartirent le travail selon le schéma suivant : chaque îlot disposait d’un architecte en chef, qui pouvait être secondé par des architectes d’exécution ou de secteur, sur certaines portions ou groupes de bâtiments. Les architectes locaux furent particulièrement sollicités, comme André Brassart et Raymond Laquerrière, tous deux originaires d’Elbeuf, ou Jacques Roehrich, établi à Saint-Aubin. Mais à l’exception d’André Brassart, responsable des plans de plusieurs îlots (notamment le T, le J et le M), ils agirent souvent sous le contrôle d’architectes rouennais (Flavigny, Bloquel, Rieux) et surtout parisiens (Remondet, Malizard, Sakarovitch).
En 1948, Marcel Lods, proche du mouvement moderne conduit par Le Corbusier, fut nommé architecte en chef de la reconstruction d’Elbeuf par le MRU. Adepte d’une approche rationnalisante, et non esthétique, de la ville, il était partisan d’un urbanisme pensé en termes d’aménagement et d’analyse des grandes fonctions urbaines (habitat, travail, loisirs, circulation). Selon lui, la reconstruction constituait une monstrueuse occasion, qu’il importait de ne pas laisser passer, de créer du neuf, plutôt que de reconstituer les vestiges du passé. Il proposa donc un nouveau mode de disposition des immeubles pour la rue des Martyrs, tout en respectant sa vocation commerçante. Ils seraient placés « en peigne », c’est-à-dire perpendiculairement à la voie, qu’ils chevaucheraient et parallèles les uns aux autres, pour capter le maximum d’ensoleillement et d’aération, et dégager des espaces verts et des parcs automobiles. Visionnaire, Marcel Lods prévoyait en effet que la voiture serait le moyen de déplacement du futur, appelé à se développer de manière exponentielle. Son projet fut très mal accepté par les Elbeuviens. Ils le rejetèrent à plusieurs titres :
- adopter les immeubles en peigne aurait exigé une refonte complète des parcelles, trop lourde à mettre en œuvre
- et surtout, cela aurait été à l’encontre de l’individualisme français solidement ancré dans nos bonnes villes, comme n’hésitèrent pas à le plaider les habitants dans la presse : nous aimons avoir notre petite maison et c’est bien notre droit de préférer un petit chez-soi à ces immenses casernes collectives où l’ascenseur est aussi indispensable que le concierge déclarèrent-ils. Ce type de constructions aurait également coupé le centre commerçant auquel les Elbeuviens étaient si attachés. C’est ce que firent valoir avec force le président de l’Association des sinistrés, Alexandre Delamare et le maire, Joseph Perret. Ils portèrent le mouvement de contestation auprès de Marcel Lods, qui dut renoncer à ses desseins. Cette polémique montre que selon les Elbeuviens, la reconstruction ne devait en aucun cas constituer une innovation. Elle devait au contraire reconstituer ce qu’ils avaient toujours été accoutumés à voir, presque à l’identique. Finalement, le parti pris architectural adopté pour le quartier central tint compte de la volonté des Elbeuviens de maintenir la continuité des façades sur la rue des Martyrs. En 1949, la reconstruction des îlots du quartier sinistré débuta réellement, même si le chantier de l’îlot O fut inauguré le 27 décembre 1948. L’année 1949 fut, à ce titre, très prometteuse : priorité fut donnée à la rue des Martyrs, où démarrèrent les travaux des îlots H, I et R, qui accueillaient à la fois des boutiques et des logements, ainsi que ceux de l’îlot T, surnommé Noga (du nom de la société propriétaire), qui, lui, n’avait qu’un usage commercial puisqu’un supermarché Prisunic devait venir occuper son emplacement. Cette même année 1949, le préfet de la Seine-Inférieure décida de lancer les études des îlots encerclant la place du Calvaire (K, L, M, N, P et S).
Les chantiers effectifs commencèrent l’année suivante (pour les îlots L et S) et en 1951 (pour les îlots M, N et P). Quant à l’îlot K, il subit quelques retards, faute d’accord entre les propriétaires et ne fut engagé qu’en 1953. L’année 1952 apporta peu de progrès sur le front de la reconstruction, car ce fut une année de difficultés financières et de compression budgétaire. Les îlots restants démarrèrent donc entre 1954 et 1956 : d’abord le X et le A, qui vinrent conférer à la rue des Martyrs son aspect final, puis le B, le C, le G et le J, qui obtinrent leurs permis de construire en 1955.
A partir de 1955, la reconstruction elbeuvienne s’achemina petit à petit vers sa fin. Certains îlots, indiqués au plan de remembrement, disparurent, comme le D et le E, qui servirent à ériger plus tardivement un collectif d’immeubles HLM. Quant à l’îlot U, ne correspondant qu’à un seul propriétaire, il fut vendu en 1956 par l’Association Syndicale de Remembrement à la municipalité, qui y fit ériger un immeuble de quatre étages, confié aux architectes Lagnel, Lecerf et Génermont. Enfin, l’îlot F fut exclusivement réservé à la reconstruction de l’ancien cinéma-théâtre de la rue de la Barrière, disparu en 1940 et remplacé par une structure moderne, mêlant béton, verre et métal, inaugurée en 1963. Le 18 février 1965, la dissolution par arrêté de l’Association Syndicale de Remembrement marqua officiellement la fin de la reconstruction du quartier sinistré d’Elbeuf, vingt-quatre ans après le grand incendie de juin 1940.
Conservatrice en chef du Patrimoine