En 1822, MM. Jacques Durand et Guillaume Viel (commerçant et maire de Charleval), propriétaires indivis d’une prairie traversée par le Fouillebroc, située à Menesqueville au lieu-dit de la Planche Bottée, déclarent l’intention d’y faire construire deux usines hydrauliques, l’une à usage de filature de coton et l’autre de moulin à papier. Ils prévoient, pour le bon fonctionnement de leurs établissements, l’ouverture d’un canal de dérivation de 4 m de largeur et la création d’une chute en rétablissant un barrage établi initialement pour les irrigations. L’année suivante, sans attendre l’autorisation préalable, Guillaume Viel lance la construction d’une filature du coton. Informée de son projet, l’administration des Forêts, craignant que les ouvriers de la nouvelle usine occasionnent des déprédations sur la forêt royale très proche, l’enjoint à suspendre ses travaux jusqu’à obtention de l’autorisation exigée par l’ordonnance royale de 1669 visant à protéger les ressources forestières du Royaume.
La construction de la Grande filature, c’est ainsi qu’elle est surnommée, est finalement autorisée par l’ordonnance royale du 6 janvier 1826 à condition que les deux propriétaires, Guillaume Viel et Jacques Durand, établissent un canal de dérivation de 4 m de largeur, comme prévu initialement. L’usine, édifiée à cheval sur la rivière, consiste en un vaste bâtiment en brique comprenant huit travées et s’élevant sur trois niveaux plus les combles. Au début des années 1840, Adèle Lecerf (héritière de Jacques Durand), devient avec Guillaume Viel propriétaire indivis de l’usine dont ils confient l’exploitation à M. Deshayes. D’après l’enquête industrielle de 1847, la Grande filature a une valeur locative de 5 500 F, paye une patente de 549 F. La valeur annuelle des matières premières qui y sont utilisées s’élève à 117 000 F et la valeur annuelle des produits finis se monte à 197 000 F. L’usine emploie à cette date 90 personnes dont 25 hommes, 40 femmes et 25 enfants, et totalise un équipement de 6 000 broches. Par arrêté préfectoral du 19 août 1853, modifiant l’ordonnance royale de 1826, ils sont autorisés à modifier le régime de leur filature, notamment à relever de 50 cm le niveau légal de la retenue de l’usine afin de ne pas pâtir du manque d’eau par temps de sécheresse et à porter la dimension du déversoir à 6 m de longueur.
En 1869, la filature Viel et Lecerf est exploitée par M. Grancher et est équipée de 8 200 broches. L’usine est au chômage depuis plusieurs mois lorsqu’elle est rachetée en 1889 par M. Lamaury, et fait l’objet de nombreuses plaintes des propriétaires voisins dans la mesure où ses vannes étant constamment levées, les eaux de la Lieure se trouvent en dessous du niveau du repère légal, occasionnent des dégradations aux berges et suppriment les petits lavoirs. Le conseil municipal demande alors au nouveau propriétaire de maintenir au niveau du repère légal les eaux du bief de son usine ou bien d’abandonner tous ses droits d’eau en remettant la chute de son usine au domaine public.
En 1890, l’usine est remise en activité mais reconvertie en scierie. M. Lamaury en confie l’exploitation à M. Barbotte et Cie, fabricants de talons de bois. Par arrêté préfectoral du 23 mars 1899, ces derniers sont autorisés à reconstruire la roue et la vanne de décharge de l’usine. En 1919, la scierie mécanique est rachetée par Maurice Douville qui y fait installer une machine à vapeur en complément de la roue hydraulique déjà en place qui développe une puissance de 15 CV. Il y poursuit la fabrication de galoches jusqu’en 1928. Une villa à usage de logement patronal est édifiée à proximité de l'usine au début des années 1920.
En 1939, l’usine est temporairement reprise par la société Lorraine d’explosifs, puis en 1940 elle est transformée en teillage de lin par Georges Opsomer, un linier originaire de Belgique attiré par les primes mises en place par le gouvernement français au début des années 1930 pour relancer l'activité sur le territoire. Celui-ci est autorisé par l’arrêté préfectoral du 21 juillet 1949 à construire un atelier de rouissage (opération réalisée jusqu’alors à même le sol), à condition qu’aucun résidu ne soit déversé dans la Lieure. La nouvelle installation comprend également trois bacs en ciment de 80 m3 installés à 4 m de la rivière. Chaque bac comporte à la base une chambre de rouissage surmontée de deux réservoirs superposés contenant l’un de l’eau froide, l’autre de l’eau chaude à une température de 30° obtenue par condensation de la vapeur provenant de la chaudière actionnant le teillage. L'usine de rouissage et de teillage de lin Opsomer ferme au début des années 1960 et l’ancienne filature à étages est détruite peu après, lorsqu’un projet de pisciculture voit le jour sur le site.
Chargée de recherches à l'Inventaire général du patrimoine culturel de Haute-Normandie, puis de Normandie, depuis 1992. Spécialité : patrimoine industriel.